11 Un livre-poème qui mêle danse, spiritualité païenne et fraternité à Cordoue… mais pourquoi ce lien si rare entre poésie et corps en mouvement m’a tant marquée ?Une ode cordouane à la liberté : premiers pas avec Braulio Ortiz Poole C’est dans un petit café de la Judería que j’ai découvert pour la première fois « Hombres que dicen Aleluya », le recueil aussi insaisissable qu’envoûtant de Braulio Ortiz Poole. Impossible de ne pas être saisie par cette volonté farouche de tisser des liens nouveaux entre les hommes — loin des vieux réflexes communautaires, mais dans une quête d’humanité partagée. À Cordoue, ville-mosaïque où chaque pierre chuchote l’héritage d’Andalousie, la lecture prend un relief tout particulier. Ce livre est une célébration de l’imaginaire libre. Comme nous le rappelle subtilement Ortiz Poole : “La compagnie qui réconforte ne naît plus du groupe uniforme mais de la somme des singularités.” Un écho profond à notre époque où l’individualisme règne souvent en maître. Il s’y glisse cette nostalgie du collectif — mais un collectif nouveau, fondé sur l’accueil inconditionnel de toutes les différences. Ce qui m’a frappée ? Le courage d’oser la fraternité dans un monde éclaté. J’ai retrouvé ici une sorte d’espérance contagieuse qui m’a rappelé certaines processions païennes où Cordoue transcende ses blessures passées pour s’ouvrir à tous les exilés du quotidien. Poésie, danse et rituel : un spectacle andalou revisité L’originalité flamboyante du livre vient de sa structure chorale, presque théâtrale. Les personnages – Gennaro, Mateo ou Théo – sont comme des ombres dansantes sur une scène nocturne andalouse. Le lecteur devient spectateur, convié à une procession où la poésie épouse le geste du danseur. La danse y acquiert une dimension quasi sacrée. Ortiz Poole réinvente le rituel : “un rituel de cueva e intemperie / que habla de lo que somos”. Cette phrase me hante encore… N’est-ce pas là le cœur battant de nos fêtes populaires ? Entre sacré et profane, nos corps inventent leur propre liturgie — parfois joyeuse, parfois transgressive — où le plaisir n’a rien d’un péché mais relève du miracle ordinaire. Vous pourriez être interessé par Nuccio Ordine: Une exploration captivante de L’Art de l’air par Juan Cueto 20 octobre 2023 Fiscalité et art en Espagne : révélations d’un expert local 6 mai 2025 Dans ma vie cordouane, j’ai souvent observé lors de festivals flamenco comment le public entre littéralement en communion avec l’artiste : regards suspendus, souffles retenus… On touche alors cette frontière ténue entre la gravité rituelle et l’euphorie collective. L’art comme refuge des « marginaux » : Cordoue en miroir universel Si vous vous êtes déjà senti·e « à côté » — étranger aux normes dominantes — ce recueil va sans doute vous bouleverser. Ortiz Poole donne voix à celles et ceux qui cherchent leur place hors des sentiers balisés : marginaux assumés ou discrets blessés du quotidien. Dans notre Andalousie multiple, il existe depuis toujours cette tradition d’accueillir les dissidents — juifs séfarades cachés dans la Judería, républicains en exil sous Franco… Cette hospitalité rebelle traverse encore les générations. En 2025, cela se ressent jusque dans les bars alternatifs ou les ateliers d’artistes près du río Guadalquivir : on y parle fort et vrai. Ortiz Poole puise aussi dans une spiritualité païenne affranchie des dogmes (« dieux de l’avant-Instagram »), transformant l’art en acte rédempteur. Il inverse le langage religieux pour magnifier ceux qu’on exclut trop vite… Un clin d’œil aux processions inversées où le mal devient miracle – comme lors des carnavals clandestins jadis organisés ici malgré l’interdiction. Pour aller plus loin sur ce dialogue entre spiritualité populaire et art contemporain en Andalousie : Lire cet article passionnant sur El País. Gratitude poétique : la force du merci au bord de la nuit Le premier poème du livre s’intitule « Comienzo » : sept danseurs immobiles remercient silencieusement avant même que la fête commence. Ce salmo discret – « Gracias o tal vez Aleluya » – fait vibrer une corde sensible chez moi… Dans mes promenades nocturnes à travers Cordoue illuminée par ses patios fleuris au printemps, je ressens aussi ce besoin viscéral de gratitude simple devant tant de beauté partagée. Ce thème du remerciement traverse toute l’œuvre récente d’Ortiz Poole (on se souvient aussi de ses chroniques poignantes titrées “Acción de gracias”). C’est moins une posture morale qu’une façon très cordouane (oserais-je dire andalouse ?) d’habiter le monde avec tendresse malgré les fêlures. Je pense notamment aux femmes âgées qui dansent encore lors des ferias alors que leurs jambes trahissent parfois leur fatigue ; ou aux jeunes qui improvisent des jams poétiques au détour d’une ruelle sombre… Tous semblent dire merci à voix basse pour chaque instant arraché à l’indifférence générale. Transmission et intemporalité : quand Cordoue inspire tous les âges Le recueil tisse avec pudeur un fil reliant passé et présent : "somos de todos los siglos y todos los paisajes"… Il y a là quelque chose d’intemporel qui dépasse nos divisions éphémères. Je me suis souvent demandée lors des veillées flamencas sous les arcades du centre historique combien d’autres voyageurs avant moi ont ressenti cette même exaltation devant le geste simple d’un corps libéré par la musique. Un hommage très émouvant est rendu dans le livre à « une mère qui danse ». Cela m’a rappelé ces scènes furtives aperçues lors des fêtes villageoises autour de Cordoue où grand-mères et petits-enfants partagent sans complexe cet héritage joyeux du mouvement partagé. En Andalousie aujourd’hui (et je peux vous garantir que c’est bien vivant !), artistes émergents croisent souvent dans leurs œuvres modernité radicale et respect profond pour ces traditions festives transgénérationnelles (voir également ce reportage sur Andalucía Información). Aleluya ! Vers une philosophie douce-amère pour demain… Au fil des pages, Ortiz Poole dessine une forme nouvelle d’appartenance fraternelle fondée sur la gratitude envers notre vulnérabilité commune plutôt que sur un quelconque héroïsme solitaire. Il chante le “linaje de los ilusos”, tribu imaginaire mais ô combien réelle pour ceux qui osent croire encore en la beauté fragile des gestes partagés. Cordoue elle-même n’est-elle pas fille des illusions persistantes ? Celles qui font tenir debout face aux cynismes ambiants ? Ce livre m’invite (et je vous invite avec moi) à retrouver ce regard lumineux sur nos propres failles comme ressources précieuses plutôt que comme fardeaux honteux. En résumé : Osez lire “Hombres que dicen Aleluya” si vous cherchez un miroir sensible à votre propre différence ; Découvrez-y comment art vivant et tradition populaire dialoguent toujours chez nous ; Laissez-vous toucher par une Andalousie inattendue, vibrante parce qu’imparfaite… Questions fréquentes Faut-il connaître l’Espagnol ou être passionné·e de poésie pour apprécier ce livre ? Non ! Même sans parler espagnol couramment ni être spécialiste en poésie contemporaine, on peut ressentir intensément l’atmosphère universelle du recueil grâce aux thèmes abordés – fraternité humaine et célébration du corps vivant. Où peut-on se procurer « Hombres que dicen Aleluya » à Cordoue ? Il est disponible chez plusieurs libraires indépendants locaux (notamment Luque ou Títere) ainsi qu’en ligne via l’éditeur Maclein y Parker. Demandez conseil aux libraires : ils seront ravis ! Pourquoi associer danse contemporaine et poésie aujourd’hui ? Parce qu’il s’agit selon moi (et Ortiz Poole) d’une manière puissante d’exprimer ce qui échappe au langage ordinaire : nos émotions brutes, nos désirs inavoués, notre besoin urgent de communion – surtout face au sentiment croissant d’isolement urbain. Photo by Gab Audiovisuel on Unsplash dansePoésie 0 FacebookTwitterPinterestThreadsBlueskyEmail María Fernanda González María est notre journaliste voyage basée à Cordoue. En tant que Cordouane et exploratrice du monde, elle possède un talent particulier pour connecter les voyageurs francophones à l'essence de sa ville. Sur Escapade à Cordoue, María partage ses découvertes, ses conseils d'experte locale et ses récits qui donnent vie au patrimoine et à la culture vibrante de Cordoue et de l'Andalousie. Elle explore aussi bien les ruelles historiques de la Judería que les métropoles lointaines, toujours en quête d'histoires qui relient les gens et les lieux. Ses contributions sont une invitation à voir Cordoue à travers les yeux d'une passionnée, offrant des clés pour un voyage enrichissant en Andalousie. entrée prédédente SpaceX : la Chine s’apprête-t-elle à bouleverser la donne ? entrée suivante Musique baroque à Madrid : entre faste royal et secrets d’alcôve A lire aussi Orchestre de Cordoue : tu le savais ?... 5 septembre 2025 Cordoue, où l’amitié ressemble à un crush: voilà... 5 septembre 2025 Filmoteca de Andalucía à Cordoue : tu le... 4 septembre 2025 À Cordoue, Romero de Torres vs Warhol: tu... 4 septembre 2025 Sorolla revient avec une plage oubliée: ce que... 3 septembre 2025 Córdoba, résidence bretonne: mon carnet d’initié pour une... 3 septembre 2025 Arcana à Córdoba: la Mezquita chuchote une élégance... 2 septembre 2025 Córdoba et le violon flamenco: le retour fiévreux... 1 septembre 2025 Pozoblanco, deux générations en une nuit: Alvama Ice... 1 septembre 2025 À Córdoba, mon détour par le hangar “Eiffel”... 1 septembre 2025