Córdoba, sphère sonore : redécouvrir Scelsi à travers le Quatuor Molinari

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Et si la musique devenait une expérience hors du temps ? Plongez dans l’univers sphérique de Scelsi et découvrez comment le Quatuor Molinari réinvente ses quatuors à cordes.

Quand le son devient espace : la révolution intime de Giacinto Scelsi

J’aime observer comment certains créateurs font basculer notre perception. Lorsque j’ai découvert la musique de Giacinto Scelsi – un compositeur que peu de guides ou playlists osent aborder franchement – j’ai compris à quel point l’écoute pouvait devenir une aventure intérieure. Chez lui, tout commence par une crise existentielle et se termine dans un labyrinthe sonore où la forme laisse place à l’énergie pure.

Né au sein d’une aristocratie italienne raffinée, ami des surréalistes comme Dalí ou Éluard, Scelsi aurait pu incarner ce modernisme internationalisé qui imprègne tant d’artistes du XXe siècle. Pourtant, c’est en solitaire radical qu’il choisit sa voie : après avoir passé des années à ne jouer qu’une seule note au piano chaque jour lors d’un repli à Rome dans les années 1950 (!), il reconstruit sa musique comme une méditation sur l’essence même du son. Ce geste minimaliste pourrait sembler excentrique vu de l’extérieur ; pour lui, il s’agissait de renaître.

« Le son n’a pas seulement hauteur et durée. Il possède profondeur. Une complexité invisible mais bien réelle », écrivait-il.

Scelsi refuse alors toute narration musicale classique. Il ne veut plus séduire ni raconter : il cherche à ouvrir un espace mental où l’auditeur peut flotter. Sa musique se manifeste comme une sphère sonore tridimensionnelle — une expérience immersive qui abolit les frontières du temps.

Les quatuors à cordes : un rituel plutôt qu’un concert

L’intégrale des cinq quatuors à cordes (plus le trio) récemment revisitée par le Quatuor Molinari (ATMA Classique), dont j’ai eu le bonheur d’écouter la captation sur Spotify, offre un parcours saisissant au cœur de cette mutation esthétique. Pour comprendre leur portée, il faut imaginer que chaque œuvre correspond à une étape de la transformation intérieure de Scelsi — du classicisme contrarié aux transes microtonales.

  • Le Quatuor n°1 (1944) s’inscrit encore dans la tradition centre-européenne : quatre mouvements structurés, échos beethovéniens et ombres de Schoenberg hantent ses phrases. Mais déjà, une tension spirituelle sourd entre les lignes, surtout dans le mouvement lent quasi funèbre.
  • Le Trio (1958) marque la rupture : ici tout tourne autour d’une note unique — démultipliée en nuances timbriques et couleurs inattendues — qui annonce les explorations ultérieures sur une seule note.
  • Le Quatuor n°2 (1961) plonge sans retour dans l’abstraction rituelle. Les cinq mouvements gravitent autour de notes-pivots et déploient des textures flottantes sur fond de techniques instrumentales inédites (comme ces sourdines métalliques inventées pour l’occasion !). La forme s’efface derrière l’invocation du pur phénomène sonore.
  • Les Quatuors n°3 (1963) & n°4 (1964) poussent encore plus loin cette dissolution temporelle : glissandi hypnotiques, micro-accords mouvants… On se sent littéralement aspiré dans une spirale acoustique – difficile d’y résister !
  • Le Quatuor n°5 (1974–85) clôt ce cycle comme une méditation suspendue sur le silence et la vibration minimale. C’est un adieu serein – un hommage discret au poète Henri Michaux.

Le Quatuor Molinari : chaleur et expansion au service d’un héritage vivant

Nombreuses sont les formations contemporaines qui abordent Scelsi avec froideur analytique ou emphase mystique caricaturale. Ce que réussissent Olga Ranzenhofer, Antoine Bareil, Pierre-Alain Bouvrette et Frédéric Lambert est tout autre : ils restituent ces œuvres dans leur densité humaine et tactile.

Là où certains ensembles (on pense à Arditti) privilégient l’acuité stridente et la tension continue — vertigineuse mais parfois distante — les Molinari offrent une lecture chaleureuse, expansive : le grain du son semble vibrer jusque sous nos doigts. Leur interprétation respire : elle ose laisser résonner chaque nuance sans jamais forcer la main au mystère.

En tant que voyageuse sensible aux dialogues entre traditions locales et avant-gardes mondiales, j’y retrouve ce goût pour la lente métamorphose et pour l’espace partagé plutôt que dominé. Comme dans les patios cordouans ou lors d’une nuit flamenca improvisée où tout devient cercle vital…

Scelsi et Cordoue : dialogue secret entre patrimoine andalou et quête universelle

On pourrait croire que parler de Scelsi depuis Cordoue est une coquetterie cosmopolite ; or il existe un véritable fil rouge entre sa recherche acoustique et certaines expériences sensorielles propres à notre ville.

Qui a déjà pénétré la pénombre sacrée de la Mezquita sait que l’espace y est tout sauf statique : colonnes démultipliées à perte de vue créant mille perspectives changeantes selon notre position ; légères variations lumineuses sculptant sans cesse le silence… L’acoustique elle-même invite au recueillement actif plutôt qu’à l’écoute passive.

De même chez Scelsi : impossible d’appréhender ses œuvres en spectateur distrait ; il faut accepter d’entrer pleinement dans leur sphère pour en saisir les reliefs cachés – microfluctuations timbriques comparables aux reflets mouvants des azulejos sous le soleil andalou !

Loin d’être un « gourou orientaliste » comme on a trop souvent voulu le caricaturer, Scelsi rappelle par sa pratique ascétique celle des musiciens flamencos obsédés par l’approfondissement du compás ou celle des artisans locaux ciselant patiemment chaque détail invisible aux yeux pressés… La sphère sonore scelsienne rejoint ainsi notre patrimoine vivant : dialogue constant entre solitudes intérieures et célébration collective du présent.

Pour approfondir cette relation entre art contemporain et traditions locales andalouses je vous recommande aussi cet article passionnant sur le rapport entre architecture islamique et paysages sonores méditerranéens.

Comment écouter vraiment Scelsi ? Conseils pratiques pour voyageurs curieux (et mélomanes décomplexés)

Si vous souhaitez plonger dans cet univers sans a priori ni intimidation académique :

  • Préférez une écoute attentive avec casque audio ou enceinte de qualité ; laissez-vous dériver sans chercher à « comprendre » – ressentez simplement !
  • Ne commencez pas forcément par le quatuor n°1 si vous aimez être bousculé(e) dès le départ : testez plutôt le troisième ou quatrième pour vivre pleinement l’expérience trance-induite.
  • N’hésitez pas à écouter en marchant lentement dans votre quartier préféré ou même au détour d’une ruelle cordouane baignée d’échos nocturnes… La ville devient alors prolongement naturel de cette exploration sensorielle !
  • Si possible partagez ce moment avec quelqu’un prêt(e) à se laisser surprendre ; discutez ensuite librement des images mentales ou sensations physiques évoquées – chaque auditeur façonne sa propre interprétation.
  • Enfin gardez en tête qu’il ne s’agit pas d’élitisme musical mais bien d’oser élargir ses horizons perceptifs – comme on goûte un vin nouveau ou découvre un parfum rare sur les marchés andalous !

Questions fréquentes

Pourquoi dit-on que Scelsi recherchait « la sphère » sonore ?

Parce qu’il concevait le son non plus comme une simple succession linéaire mais comme un espace complexe ayant profondeur et volume — presque tangible autour de nous.

Est-ce que ces quatuors conviennent aux novices en musique contemporaine ?

Oui ! À condition d’aborder l’écoute sans attente narrative classique : laissez-vous porter par les couleurs timbriques avant tout. Beaucoup ressentent spontanément leur pouvoir hypnotique.

Où écouter ces œuvres aujourd’hui ?

L’enregistrement du Quatuor Molinari est disponible sur CD mais aussi via Spotify et plusieurs plateformes numériques reconnues. Certains festivals proposent parfois leur exécution live lors de programmations dédiées à la création contemporaine en Europe.

Photo by Dylan Freedom on Unsplash

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