Carme Elias : l’alzheimer et comment l’accepter dans ‘Mientras seas tú’ : Je suis actrice et la caméra me donne la vie.

"Mientras seas tú" : Un documentaire touchant sur l’actrice Carmen Elias face à la maladie

Le film "Mientras seas tú" débute par une scène de tournage de "Las consecuencias" (2021), le deuxième film réalisé par la vénézuélienne Claudia Pinto avec l’actrice Carmen Elias. Dans cette séquence, Elias ne peut plus jouer une scène car elle a oublié ses dialogues. Les acteurs ont leurs propres astuces pour faire face à de telles situations lors de tournages ou de représentations théâtrales. C’est à ce moment-là que la gestation de "Mientras seas tú" a commencé, ce documentaire peu conventionnel qui montre l’actrice barcelonaise extraordinaire confrontée à la maladie qu’elle a baptisée Al, la maladie d’Alzheimer, avec laquelle elle entretient aujourd’hui une relation différente : "Nous nous connaissons déjà, nous sommes amis, je sais comment elle agit et je n’ai qu’à être prudente. Al est plus léger, ce n’est pas si terrible. Si vous dites Alzheimer, vous entrez dans un autre monde." Acceptation.

Quand la décision de réaliser ce genre de documentaire, cette chronique affective sur le processus auquel la protagoniste de "Camino" doit faire face, a-t-elle été prise ? "Carmen commençait à avoir des doutes, mais les médecins ne voyaient rien" explique la réalisatrice. "Lorsque nous avons tourné ‘Las consecuencias’, Carmen avait une bonne compréhension de son personnage et où il devait en venir émotionnellement, mais les mots sortaient de manière absurde et elle n’en était pas consciente. Lorsqu’une actrice se trompe ou a le trac, elle se comporte différemment." Face à cette situation alors inexplicable, Elias a proposé à Pinto de la remplacer par une autre actrice. "Je lui ai dit que bien sûr que non, que je lui faisais confiance et que je ne souhaitais pas créer de frustration dans sa relation avec son travail." Le film s’est achevé et rien de particulier n’est à signaler, mais peu après, le diagnostic est tombé.

Laisser des traces. "Nous n’avions aucune intention de tourner quoi que ce soit. Je suis partie en train à Valence pour lui annoncer le diagnostic, et c’est à ce moment-là que Claudia m’a demandé si nous souhaitions laisser des traces de tout cela, et je lui ai dit oui, quelque chose fait en famille" se souvient Elias. Pinto ajoute qu’elle a voulu "laisser des traces car on ne sait jamais à quoi s’attendre avec cette maladie, combien de temps on a, ce qu’elle va nous prendre demain ou après-demain, s’il y aura un été prochain". Dans un moment du film, très intense mais aussi très intime, Carme Elias parle de l’ici et maintenant des acteurs, mais ajoute que c’est un mensonge car elle ne peut plus choisir son ici et maintenant. On a l’impression que "Mientras seas tú" est un film fait pour capturer le présent "C’est un film au présent, il est vivant," nous dit Pinto. "Les acteurs, enfin certains acteurs, parce que chacun travaille différemment, pour éviter de perdre le fil, nous prêtons attention au ici et maintenant" réfléchit Elias. "Je veux dire que lorsque vous jouez, vous pensez aussi à ce que vous allez faire demain, parce que lorsque vous faites de nombreuses représentations, vous déconnectez un instant du personnage que vous interprétez, mais vous restez avec le personnage. Ce qu’il faut éviter, c’est cette mémoire qui apparaît à ce moment-là." Elias explique que jouer est purificateur, et dans un moment du film, un médecin affirme que réaliser ce documentaire est bénéfique : "La purification signifie que dans les personnages que vous interprétez, vous donnez une partie de vous-même. C’est purificateur dans ce sens, car cela vous permet de voir une partie de vous-même dont vous devez vous occuper. Et bien sûr, c’est bénéfique, je suis actrice et la caméra nous donne la vie."

Cependant, elles ont commencé à faire ce film pour leur usage personnel, et soudainement, cela a pris une dimension collective. "Si on nous avait dit que ce film allait être diffusé en salles, je ne sais pas si nous l’aurions fait, honnêtement. C’est une grande responsabilité." Et le film a été réalisé de cette façon en raison de la confiance aveugle de l’actrice envers la réalisatrice : "Carmen est une actrice qui a toujours beaucoup protégé sa vie privée, très sûre de ce qu’elle veut montrer et ne pas montrer. Et soudain, nous faisons un film qui parle de ce à quoi vous vous accrochez lorsque vous commencez à disparaître, comment une actrice peut continuer à être actrice sans sa mémoire, le pouvoir transformateur de l’art." Ce n’est pas facile, cela ne peut pas l’être. "Vous pouvez tout garder pour vous et, le soir venu, vous recouvrir la tête avec les draps et pleurer" décrit très graphiquement l’actrice.

En 2021, Elias a reçu le Gaudí d’Honneur, mais à ce stade, elle n’avait toujours pas pris la décision de révéler au public qu’elle était atteinte de la maladie d’Alzheimer. "Je sais que j’ai réfléchi à le dire ou ne pas le dire" nous confie-t-elle, "mais j’ai pensé que cela pourrait gâcher un événement qui est pour tout le monde, mettre mon histoire personnelle en avant plutôt qu’une histoire collective, ce n’était pas approprié." Elle l’a finalement annoncé lors du Brain Film Festival, en 2022 : "Il m’a fallu du temps pour prendre la décision, et à ce moment-là, j’avais des peurs bizarres, je pensais qu’on allait m’attaquer, me suivre pour me voler, je me sentais vulnérable. Mais ensuite, je me suis rendu compte que cela n’avançait pas aussi vite que je le pensais. À ce stade, je pensais déjà ne plus être là."

Le défi pour Claudia Pinto était de rendre visible en images une maladie qui est invisible. Tout a été improvisé, intuitivement. "Le projet est ouvert, mais le film est terminé. Nous avons commencé à le tourner comme quelque chose de très personnel, mais en cours de route, nous avons décidé qu’il avait du sens de le rendre public, en suivant un peu la décision de Carmen de rendre publique sa situation" constate Pinto. Et d’ajouter : "Le tournage est quelque chose qui nous aide toutes les deux. Nous avons donc décidé de le terminer, mais sans nous fermer à la possibilité de continuer à enregistrer et d’incorporer ou non une nouvelle version ou un épilogue à l’avenir, si cela nous semble bon. Nous avons laissé la porte ouverte, mais le film qui est présenté est parfaitement terminé." Et surtout, faire "un film très proche, vivant", qui est aussi "une histoire d’amitié", conclut Elias.