Tierras rares : la danse, les déchets et la quête d’alchimie vécue à fleur de peau

photography of concert

Découvre comment la pièce "Tierras raras" sublime nos déchets, la mémoire du corps et la soif de beauté dans un monde post-apocalyptique.

Une plongée viscérale dans "Tierras raras"

Quand j’ai commencé à façonner "Tierras raras", je portais en moi l’obsession des résidus, du surplus — ce que notre société rejette comme inutile. Mais j’ai voulu aller plus loin : explorer le dialogue entre nos corps et ces montagnes invisibles de déchets qui forment le substrat silencieux de notre époque. C’est une obsession née devant l’image saisissante du lac toxique de Baotou en Mongolie-Intérieure, où s’entassent les vestiges mortels de l’extractivisme moderne.

Ce spectacle est donc né de ces visions croisées : paysages d’abandon — des mines chinoises aux décharges électroniques du Ghana ou au désert textile d’Atacama — et corps féminins portant la mémoire du temps. Pour moi, la scène devient alors cette croûte terrestre imaginaire où tout se confond : morts oubliés, espoirs alchimiques, promesses technologiques.

"La beauté survit toujours dans les paysages les plus apocalyptiques — c’est un miracle fragile et puissant que je veux saisir sur scène."

Le corps : mémoire vive et matière première

Après quinze ans à chercher mon propre langage, j’ai compris qu’il fallait écarter peurs et tutelles. En créant cette pièce avec mes compagnes danseuses — Raquel Sánchez, La Merce, Danielle Mesquita et Javiera Paz — j’ai vécu une expérience radicale : aucune voix extérieure jusqu’à la dernière minute. Il fallait laisser surgir l’instinct, sans filet ni attentes.

Le corps féminin m’inspire profondément par sa capacité à porter le passé collectif tout en incarnant une énergie brute face au présent. Dans "Tierras raras", chaque geste transpire l’effort physique — sueur, épuisement assumé — car c’est là que jaillit une authenticité impossible à simuler. Nous devenons toutes des "corps-archives", déposant non seulement nos propres histoires mais aussi celles des femmes éclipsées par l’histoire ou englouties par la routine.

En travaillant avec des matériaux nouveaux pour moi (notamment le plastique noir omniprésent sur scène), j’ai pu relier concrètement notre exploration scénique aux pollutions réelles qui contaminent nos environnements.

Entre alchimie ancestrale et techno-matière contemporaine

Je suis fascinée par cette tension entre l’alchimie mythique — quête éternelle de pierre philosophale — et l’extraction effrénée de terres rares pour nourrir nos rêves technologiques contemporains. Les deux démarches partagent leur soif d’immortalité ou d’absolu… mais aboutissent souvent à créer plus de restes qu’elles ne savent résoudre.

Sur scène, cela s’incarne dans un rituel presque chamanique : on y chante le martinete minier gitan tandis que nos corps traversent des états-limites entre ruine et renaissance. Les résidus deviennent alors moteurs poétiques : ils chantent autant qu’ils effraient.

"Nous croyons vivre une modernité unique mais l’humain poursuit inlassablement ce geste promettéen depuis toujours : vouloir transformer la boue en or – quitte à s’y perdre."

Pour approfondir ce thème, je vous recommande ce dossier sur l’impact environnemental des terres rares.

Liberté créatrice : franchir le pas sans retour

Recevoir le Prix National de Danse fut pour moi un étrange point d’équilibre entre gratitude et lucidité sur les aléas des modes artistiques. Ce prix ne légitime rien si ce n’est ma persévérance : continuer malgré les crises internes ou externes (et Dieu sait qu’elles furent nombreuses !). J’apprends enfin à créer sans attendre validation ni jugement extérieur ; j’accepte même le risque du « raté » car il m’appartient pleinement.

J’insiste beaucoup auprès des jeunes artistes sur ce point : savoir rester ancrée même quand vos œuvres passent inaperçues ou sont mal reçues fait partie intégrante du chemin artistique. L’important est d’assumer chaque étape avec honnêteté envers soi-même.

Paysages intérieurs : danser avec la mort… pour célébrer la vie

Je vis avec la conscience aiguë de la mort depuis toujours – mais sans drame ni religiosité particulière. Sur scène (et dans ma vie), je ressens que c’est précisément cet espace liminal – celui où se frotte le vivant au disparu – qui rend possible toute beauté durable.

Dans « Tierras raras », ce sont autant les morts que les déchets qui « dansent » – car ils constituent ensemble notre mémoire commune autant qu’un appel perpétuel vers autre chose. Cette dualité nourrit chez moi un entêtement vitaliste : faire surgir du sublime là où il semble impossible qu’il subsiste encore une étincelle.

L’ensemble féminin contribue puissamment à cette dynamique : travailler entre femmes crée un climat unique fait de générosité brute, d’exigence sincère… et parfois d’ironie mordante ! Ces moments partagés me redonnent foi en l’humanité.

Pour prolonger votre réflexion sur ces thématiques mêlant écologie humaine et artistique, explorez aussi cet entretien croisé autour de la création contemporaine féminine.

Vers une écriture chorégraphique renouvelée : minimalisme féroce & liberté pure

« Tierras raras » marque pour moi un début plutôt qu’une fin ; ici tout est plus distillé : chaque matière est poussée jusqu’à son essence minimale mais intensément vécue. J’éprouve désormais moins besoin de formalismes dramaturgiques complexes – place au pur flux physique !

Ce voyage se conclut symboliquement par trois images essentielles : le marteau (le travail), la pierre (la matière brute) et le mort (la mémoire vivace). Un triptyque simple… mais infini dans ses résonances intimes comme collectives.

Questions fréquentes

Pourquoi avoir choisi uniquement des danseuses ?

J’ai toujours été bouleversée par l’énergie singulière dégagée par les femmes sur scène. Leurs parcours résonnent profondément avec mon univers intérieur ; ensemble nous créons un espace solidaire propice à oser tous les excès émotionnels nécessaires à mon écriture chorégraphique.

Quel rôle joue le plastique noir sur scène ?

Le plastique matérialise visuellement cette pollution omniprésente issue de notre modernité extractiviste. Il confronte directement public et interprètes au malaise contemporain tout en offrant paradoxalement une base pour sublimer ce qui paraît indigne ou souillé.

Peut-on voir "Tierras raras" ailleurs qu’à Madrid ?

Oui ! Après Madrid en Danza, nous serons notamment au Festival de Ribadavia, au Mercat de les Flors (Barcelone) puis au Teatro Central (Séville) durant la saison 2024-2025.

Photo by Sergio Ruiz on Unsplash

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